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La chute de la Maison DeVir

 

Dinin remarqua avec satisfaction que tous les gobelours en vadrouille (tous les êtres des multiples races habitant Menzoberranzan en fait, y compris les drows eux-mêmes) s’écartaient à présent en toute hâte de son chemin. Mais cette fois le Second Fils de la Maison Do’Urden n’était pas seul, et près de soixante soldats attachés à la famille avançaient en rangs serrés derrière lui. Plus loin encore, disposés de manière similaire mais faisant montre de beaucoup moins d’enthousiasme pour l’aventure, venaient une centaine d’esclaves armés, de races moindres : gobelins, orques, gobelours.

Les spectateurs ne pouvaient s’y tromper : une Maison drow partait en guerre. Cela n’arrivait pas tous les jours à Menzoberranzan, mais il ne s’agissait pas non plus d’un événement unique ; tous les dix ans au moins, une Maison décidait que son rang dans la hiérarchie de la cité pouvait s’améliorer grâce à l’élimination d’une autre. L’entreprise n’était pas sans risque, car il importait de disposer rapidement et discrètement de tous les membres nobles de la Maison « victime ». Il suffisait d’un survivant capable de mettre en accusation la Maison assaillante pour que la « justice » impitoyable de Menzoberranzan extermine à son tour la coupable.

Mais si le forfait était commis de façon aussi parfaitement perverse qu’il le fallait, aucune mesure de rétorsion ne s’ensuivrait. Toute la cité, y compris le Conseil régnant des huit Mères Matrones, applaudirait en secret la Maison courageuse et intelligente ; plus personne ensuite ne ferait allusion à l’incident.

Dinin choisit un trajet détourné, car il ne voulait pas laisser une piste qui mènerait directement de la Maison DeVir à la Maison Do’Urden. Une demi-heure plus tard, il était de nouveau en vue de la plantation de thallophytes, près du groupe de stalagmites où se dressait la Maison DeVir. Ses soldats prirent avec enthousiasme position derrière lui, dégainèrent leurs armes et apprécièrent en connaisseurs le domaine devant eux.

Les esclaves se mirent en position plus lentement. Beaucoup d’entre eux cherchaient une issue du regard, car ils savaient au plus profond d’eux-mêmes que ce combat verrait leur fin. Toutefois ils craignaient la fureur des elfes noirs plus encore que la mort même ; ils n’essaieraient pas de fuir. Avec toutes les sorties de Menzoberranzan protégées par la vicieuse magie drow, où pourraient-ils aller ? Chacun d’eux avait été témoin des punitions cruelles que subissaient les esclaves repris. Ils obéirent donc à l’ordre de Dinin et se disposèrent autour de la barrière de thallophytes.

Dinin sortit de la grande sacoche qu’il portait une plaque de métal chauffé. Il leva trois fois derrière lui l’objet étincelant dans le spectre infrarouge pour faire signe aux brigades de Nalfein et de Rizzen, à l’approche. Puis, comme toujours porté à l’ostentation, il le lança en l’air en le faisant tournoyer, le rattrapa et le remit à l’abri de sa sacoche isolante. À la vue de ce signal tourbillonnant, la brigade drow de Dinin encocha des carreaux enchantés à ses arbalètes de poing et visa les cibles prévues.

Un thallophyte sur cinq était un criard, et chaque pointe portait un dweomer capable de faire taire un dragon rugissant.

— Deux… trois ! compta Dinin dans le code manuel drow, puisqu’on ne pouvait rien entendre dans la sphère de silence magique qui englobait ses troupes.

Il dut imaginer le « clac » dû à la détente de la corde sur son arme quand elle projeta son carreau dans le criard le plus proche. La première ligne de protection de la Maison DeVir fut ainsi réduite au silence par trois douzaines de flèches enchantées.

 

**

 

De l’autre côté de Menzoberranzan, Matrone Malice, ses filles et quatre prêtresses n’appartenant pas à la noblesse formaient le vicieux cercle sacré de huit en l’honneur de Lolth. Elles entouraient une idole à l’image de leur divinité maudite, une araignée à visage de drow sculptée dans une énorme pierre précieuse, et la priaient de leur venir en aide dans leur combat.

Malice était assise à la place d’honneur du cercle dans un siège conçu pour l’accouchement. Briza et Vierna se tenaient à ses côtés ; Briza lui tenait la main.

Elles psalmodiaient à l’unisson, combinant leurs énergies pour un sort d’attaque. Un peu plus tard, quand Vierna, grâce à son lien spirituel avec Dinin, perçut que le premier groupe d’assaut était paré, les huit femmes du cercle Do’Urden envoyèrent les premières vagues sournoises d’énergie mentale en direction de la Maison rivale.

 

**

 

Matrone Ginafae, ses deux filles et les cinq prêtresses les plus expérimentées rattachées à la Maison DeVir faisaient cercle dans la chapelle principale du domaine aux cinq stalagmites, une petite pièce obscure. Depuis que Matrone Ginafae savait quelle avait perdu la faveur de Lolth, le cercle DeVir se rassemblait toutes les nuits en prières solennelles ; Ginafae était bien consciente que sa Maison resterait des plus vulnérables tant qu’elle n’aurait pas apaisé la Reine Araignée. Il y avait soixante-six autres Maisons à Menzoberranzan, dont une bonne vingtaine en mesure d’attaquer une Maison DeVir affaiblie par un tel désavantage. Les huit prêtresses se sentaient anxieuses, elles avaient la sensation viscérale que cette nuit serait décisive.

C’est Ginafae qui perçut la première une explosion glacée de sensations confuses, et elle se mit à bégayer en plein milieu de sa prière implorant le pardon. Les autres membres du cercle levèrent les yeux avec nervosité face à ce manque de maîtrise verbale inhabituel de la part de leur Matrone, attendant la reprise du rituel.

— On nous attaque, leur annonça Ginafae dans un souffle, sa tête déjà martelée d’une douleur sourde provoquée par l’assaut toujours plus puissant du cercle clérical de la Maison Do’Urden.

 

**

 

Le second signal de Dinin mit les troupes esclaves en branle. Avançant toujours à couvert, elles se ruèrent en silence vers la barrière de thallophytes, qu’elles tranchèrent à grands coups de sabres à large lame. Le Second Fils de la Maison Do’Urden suivait d’un regard ravi l’invasion aisée du domaine.

— Rien de tel qu’une solide défense, chuchota-t-il tout bas, avec un air railleur, aux gargouilles rouges situées sur les hauts murs.

Dire qu’elles avaient paru si menaçantes plus tôt dans la nuit ! Elles se trouvaient désormais réduites au rôle de témoins impuissants.

Dinin sentit l’attente contenue mais croissante des soldats autour de lui. Ils maîtrisaient à grand-peine leur soif de combat typiquement drow. De temps en temps, une lueur mortelle abattait un esclave qui avait eu le malheur de déclencher un glyphe de protection, mais cela ne provoquait rien d’autre que de l’amusement chez le Second Fils et les autres elfes noirs ; les races moindres constituaient la « chair à canon » sans valeur de l’armée Do’Urden. On n’avait fait venir les gobelinoïdes à la Maison DeVir que pour en déclencher les chausse-trapes et défenses mortelles, et ouvrir la route pour les drows, les véritables combattants.

La barrière était passée à présent, le secret n’avait plus lieu d’être. Les soldats attachés à la Maison DeVir présents à l’intérieur du domaine se heurtaient de front aux esclaves de la force d’invasion. À peine Dinin avait-il levé la main pour lancer l’ordre d’attaque que ses soixante soldats drows anxieux de combattre bondirent et chargèrent, les visages tordus d’une jubilation vicieuse, les armes brandies et agitées avec fougue.

Mais ils n’oublièrent pas de ralentir au moment voulu, car il leur restait une tâche à accomplir : tout drow, noble ou du commun, possédait certains pouvoirs magiques. Invoquer une sphère de ténèbres, comme Dinin l’avait fait plus tôt en direction des gobelours dans la rue, ne présentait aucun problème même pour le plus humble des elfes noirs. Les soixante soldats de la Maison Do’Urden furent ainsi en mesure de masquer le pourtour du domaine DeVir, après la barrière de thallophytes, en l’engloutissant sous une quantité de ces sphères.

Malgré toute leur sournoiserie et les précautions prises, la Maison Do’Urden se rendait bien compte que de nombreux regards surveillaient l’assaut. De tels témoins ne représentaient pas un vrai problème, ils ne se donneraient pas la peine de chercher à identifier la Maison responsable. Mais la coutume et les règles demandaient qu’on respecte un semblant de dissimulation ; telle était l’étiquette de la guerre chez les elfes noirs. Ainsi, en un clin d’œil drow à l’éclat rouge, la Maison DeVir n’apparut-elle plus au reste de Menzoberranzan que comme une tache noire dans le paysage.

Rizzen se plaça à côté de son plus jeune fils.

— Très bien, signa-t-il dans la langue gestuelle élaborée des drows. Nalfein passe par-derrière.

— Une victoire facile, répondit en silence Dinin avec sa vantardise habituelle, si on peut bloquer Matrone Ginafae et ses prêtresses.

— Fais confiance à Matrone Malice, conclut Rizzen.

Il donna une claque sur l’épaule de son fils et suivit ses troupes à travers la barrière de thallophytes abattue.

 

**

 

Bien au-dessus du groupe de bâtiments DeVir, Zaknafein était confortablement installé dans le sein impalpable du serviteur aérien de Briza et observait la scène qui se déroulait sous ses yeux. De ce point de vue, il voyait l’intérieur de l’anneau d’obscurité qui cernait le domaine et entendait les sons au milieu du cercle de silence magique. Les troupes de Dinin, les premiers soldats drows à avoir pénétré l’enceinte, avaient rencontré de la résistance partout et se faisaient copieusement étriller.

Nalfein et sa brigade, les troupes de la Maison Do’Urden les mieux entraînées en sorcellerie, traversèrent la barrière à l’arrière du domaine. De la foudre et des boules magiques d’acide frappèrent la basse-cour au pied des bâtiments, abattant sans distinction les défenses DeVir et la chair à canon Do’Urden.

Devant, dans la cour, Rizzen et Dinin commandaient les meilleurs combattants de la Maison Do’Urden. Zak put se rendre compte, quand la bataille fut pleinement engagée, que Lolth considérait sa Maison avec bienveillance, car les coups de ses soldats étaient plus vifs et portaient mieux que ceux de leurs ennemis. En quelques minutes, la bataille fit rage partout dans l’enceinte délimitée par les cinq piliers.

Le maître d’armes s’étira pour mieux supporter le froid persistant dans ses membres et donna l’ordre mental à l’élémental d’air d’entrer en action. Il descendit rapidement sur ce matelas intangible et sauta le dernier mètre pour se réceptionner sur la terrasse à l’extérieur des salles les plus hautes du pilier central. Deux gardes, dont une femme, se précipitèrent vers lui.

Mais ils hésitèrent, les sens trompés, essayant de discerner la forme véritable de ce gris banal, flou – de précieuses secondes perdues !

Ils n’avaient jamais entendu parler de Zaknafein Do’Urden et ne savaient pas que la mort était sur eux.

Le fouet du maître d’armes, en un éclair, atteignit la gorge de la femme et l’entailla en s’y enroulant, tandis que, de l’autre main, Zak exécutait à l’épée des bottes et des parades accomplies qui déstabilisèrent le mâle. Il acheva ses deux ennemis d’un même mouvement, éjectant de la terrasse d’une simple torsion du poignet la femme entravée par le fouet tout en frappant brutalement du pied le visage du mâle et en l’envoyant rejoindre sa coéquipière sur le sol de la caverne.

Il se rua alors à l’intérieur où un autre garde se dressa devant lui… pour tomber tout de suite à ses pieds.

Zak longea le mur incurvé de la tour stalactite ; son corps refroidi par magie se confondait parfaitement avec la pierre. Des soldats de la Maison DeVir passaient à toute allure près de lui. Ils essayaient de se regrouper en défense contre la horde d’envahisseurs qui tenaient déjà les niveaux inférieurs de tous les bâtiments et avaient conquis deux piliers entiers.

Cela ne concernait pas le maître d’armes. Il ne laissait pas parvenir à sa conscience le bruit des lames d’adamantium qui s’entrechoquaient, les ordres hurlés, les cris d’agonie. Il se concentrait plutôt sur un son particulier qui le mènerait à destination : celui d’une psalmodie frénétique chantée à l’unisson.

Il se retrouva dans un couloir vide aux murs gravés de bas-reliefs représentant des araignées, qui plongeait droit vers le centre du pilier. Tout comme dans la Maison Do’Urden, ce couloir aboutissait à une énorme porte à doubles battants, richement décorée de motifs évoquant les arachnides.

— Ce doit être ici, marmonna Zak en rabattant sa capuche sur sa tête.

Une araignée géante surgit de sa cachette près de lui.

Le maître d’armes plongea à plat ventre sous la créature en roulant sur le côté, et il put plonger son épée au plus profond de l’abdomen bulbeux du monstre. Un liquide visqueux se déversa sur lui et l’araignée fut parcourue d’un bref frisson avant de mourir.

— Oui, chuchota-t-il en essuyant le jus poisseux sur son visage, ce doit être ici.

Il tira le cadavre répugnant pour le ramener dans son antre caché et se glissa à côté en espérant que personne n’avait remarqué cette brève lutte.

En entendant les rumeurs du combat, il sut que la bataille avait déjà atteint ce niveau. Toutefois, la Maison DeVir semblait avoir enfin installé ses lignes de défense, et ne cédait plus de terrain.

— C’est maintenant, Malice, reprit Zak à voix toujours aussi basse, avec l’espoir que Briza, grâce au lien qui les unissait, ressentirait son anxiété. Il ne faut plus tarder !

 

**

 

Dans la pièce cultuelle de la Maison Do’Urden, Malice et ses subordonnées poursuivaient leur assaut mental forcené contre le cercle clérical DeVir. Lolth entendait mieux leurs prières que celles de leurs adversaires et, dans ce combat des esprits, donnait l’avantage à la Maison Do’Urden, qui avait déjà aisément acculé ses ennemis à la défensive. Une des prêtresses mineures chez les DeVir avait déjà été anéantie par l’invasion de Briza et gisait morte aux pieds de Matrone Ginafae.

Mais les progrès avaient brusquement cessé, le combat semblait se rééquilibrer. Matrone Malice, soumise aux contractions douloureuses de l’accouchement, avait du mal à maintenir sa concentration ; sans sa voix, les sorts jetés par son cercle maudit perdaient leur pouvoir.

Briza serrait de toutes ses forces la main de sa mère, jusqu’à en chasser le sang et à la faire apparaître fraîche aux yeux des autres – le seul endroit frais sur le corps de la femme en travail. Elle étudiait les contractions et l’apparition de la chevelure blanche au sommet de la tête de l’enfant, afin d’estimer au mieux le moment de la naissance. Cette technique qui consistait à sublimer les souffrances de l’accouchement en un sort d’attaque n’avait jamais été tentée jusqu’à maintenant (sauf dans les légendes), et Briza savait que sa réussite reposerait sur une synchronisation parfaite.

Elle murmura à l’oreille de sa mère les paroles de l’incantation rituelle.

Matrone Malice fit écho au début de l’invocation, transfigurant ses cris de douleur, sublimant la fureur de sa souffrance en pouvoir agressif.

— Dinnen douwardma brechen tol, psalmodia Briza.

— Dinnen douward… maaa… brechen tol ! grogna Malice, si déterminée à se concentrer malgré la douleur qu’elle se mordit la lèvre jusqu’au sang.

La tête du bébé apparut un peu plus ; cette fois-là elle ne repartirait pas en arrière.

Briza tremblait, elle avait du mal à se rappeler la formule. Elle chuchota la rune finale à l’oreille de la Matrone, presque effrayée des conséquences.

Malice prit une profonde inspiration et rassembla son courage. Elle ressentait la trépidation du sort aussi nettement que la douleur du travail. Ses filles rassemblées autour de l’idole la regardèrent fixement, stupéfaites : elle leur apparaissait comme une tache floue de rage brûlante, recouverte de lignes de sueur aussi brillantes dans le spectre infrarouge que de l’eau en ébullition.

— Abec, reprit la Matrone qui sentait monter la tension jusqu’à son prochain paroxysme. Abec ! (Elle ressentit la déchirure cuisante de sa peau, la soudaine délivrance glissante de la tête qui sortait enfin, l’extase subite qu’apporte la naissance.) Abec di’n’a’BREG DOUWARD !

Malice hurla, repoussa sa douleur torturante loin d’elle, la transmua en une explosion prodigieuse de pouvoir magique qui renversa comme des quilles les prêtresses de sa propre Maison.

 

**

 

Porté par l’essor de la jubilation de Matrone Malice, le dweomer tonna dans la chapelle de la Maison DeVir, fit voler en éclats l’idole en pierre précieuse de Lolth, réduisit les deux battants de la porte en un tas de métal tordu, jeta à terre Matrone Ginafae et ses subordonnées débordées.

Zak vit voler près de lui les portes de la chapelle et eut du mal à en croire ses yeux.

— Un joli coup, Malice ! dit-il en gloussant.

Il atteignit très vite l’entrée de la chapelle et se précipita à l’intérieur. Il utilisa son infravision pour évaluer rapidement la situation et compter les occupantes encore vivantes de cette pièce dépourvue de lumière : elles étaient sept à tenter de se relever, leurs robes déchiquetées. Zak secoua la tête, incrédule face à la force brute du pouvoir de Matrone Malice. Il rabattit sa capuche sur son visage et ferma les yeux.

Il fit éclater à ses pieds une de ses petites sphères de céramique sans autre avertissement qu’un claquement de son fouet. Du globe brisé s’échappa une bille minuscule que Briza avait enchantée pour ce genre d’occasions, une bille qui brillait aussi fort que le plein jour à la surface.

Pour des yeux accoutumés à l’obscurité et entraînés à discerner les gradients de température, une telle illumination produisait un éblouissement insoutenable. Les cris de souffrance des prêtresses eurent pour unique résultat d’aider Zak dans sa recherche systématique ; chaque fois qu’il plongeait son épée dans un nouveau corps drow, il souriait largement sous sa capuche.

Il entendit l’amorce d’un sort un peu plus loin et comprit qu’une des prêtresses avait suffisamment récupéré pour le mettre en danger. Le maître d’armes n’avait pas besoin d’y voir pour viser : d’un unique claquement de son fouet, il arracha la langue de Matrone Ginafae.

 

**

 

Briza posa le nouveau-né sur le dos de l’idole en forme d’araignée et leva la dague cérémoniale, admirant au passage son aspect redoutable. Sa poignée représentait un corps d’araignée pourvu de huit pattes recouvertes de barbillons serrés tels les poils d’une fourrure mortelle, toutes dirigées vers le bas comme autant de lames acérées. Elle tenait l’instrument à la verticale de la poitrine du bébé.

— Baptisez l’enfant, demanda-t-elle. La Reine Araignée n’acceptera pas le sacrifice d’un enfant sans nom !

Matrone Malice, la tête ballante, essayait de comprendre ce que lui disait sa fille. Elle avait mis toutes ses forces dans ce sort jeté au moment de la naissance et frôlait à présent l’évanouissement.

— Baptisez l’enfant ! ordonna Briza, anxieuse de satisfaire sa déesse jalouse.

 

**

 

— La fin approche, disait au même moment Dinin à son frère qu’il avait croisé dans une salle en bas d’un pilier secondaire de la Maison DeVir. Rizzen est presque arrivé au sommet, et on raconte que Zaknafein a achevé sa sombre mission.

— Deux douzaines des soldats attachés à la Maison DeVir nous ont déjà prêté allégeance, répondit Nalfein.

— Eux aussi entrevoient la fin ! s’écria Dinin en riant. Pour eux, une Maison ou une autre, c’est pareil ; pour les drows du commun, aucune Maison ne vaut qu’on meure pour elle. Notre tâche sera bientôt accomplie.

— Ça été trop rapide pour que quiconque l’ait remarqué, ajouta Nalfein. Do’Urden, Daermon N’a’Shezbaernon, est désormais Neuvième Maison de Menzoberranzan. DeVir soit damnée !

— Attention ! cria soudain Dinin. Les yeux écarquillés, il regardait avec une expression d’horreur feinte au-dessus de l’épaule de son frère aîné.

Nalfein réagit sur-le-champ et pivota pour faire face au danger derrière lui ; mais, à l’instant même où il se rendait compte qu’on l’avait trompé, Dinin lui enfonçait son épée dans l’échine. Puis il posa la tête sur l’épaule de Nalfein, joue contre joue, observant la dernière étincelle de chaleur qui jaillissait des yeux de sa victime.

— Trop rapide pour que quiconque l’ait remarqué, railla Dinin, faisant écho aux dernières paroles de son frère. (Il laissa tomber le cadavre à ses pieds.) Désormais, Dinin est Premier Fils de la Maison Do’Urden. Nalfein soit damné !

 

**

 

Drizzt, dit Matrone Malice dans un souffle. Je baptise l’enfant Drizzt !

Briza resserra sa prise sur le couteau sacrificiel et commença le rituel.

— Souveraine des Araignées, prends cet enfant. (Elle leva la dague, prête à frapper.) Nous te donnons Drizzt Do’Urden en rétribution de notre glorieuse vie…

— Attends ! s’exclama Maya depuis l’autre bout de la pièce.

Son lien avec son frère Nalfein s’était soudainement rompu. Cela ne pouvait signifier qu’une chose.

— Nalfein est mort, annonça-t-elle. Ce bébé n’est plus le troisième fils vivant.

Vierna jeta un regard intrigué à sa sœur. À l’instant même où Maya avait ressenti la fin de Nalfein, elle, dans sa fusion avec Dinin, avait perçu un puissant sursaut émotionnel. De l’exultation ? Vierna posa un doigt fin sur ses lèvres serrées, se demandant si c’était Dinin qui avait commis le meurtre.

Briza tenait toujours le couteau en forme d’araignée au-dessus de la poitrine du bébé ; elle avait tout de même envie de le sacrifier à Lolth.

— Nous avons promis le troisième fils vivant à Lolth, avertit Maya, et c’est ce qu’il s’est produit.

— Mais pas en sacrifice ! objecta Briza.

Vierna haussa les épaules ; elle était indécise.

— Si Lolth a accepté Nalfein, alors il lui a été donné, remarqua-t-elle. En donner un autre pourrait attirer sa colère sur nous.

— Ce serait pire encore de ne pas donner ce que nous avons promis ! insista Briza.

— Achève le rituel, alors, concéda Maya.

Briza raffermit sa prise sur la dague et s’apprêta à reprendre.

— Retiens ton coup ! ordonna Matrone Malice en se redressant sur son siège. Lolth est satisfaite et notre victoire complète. Accueillez donc votre frère, le tout dernier membre de la famille Do’Urden.

— Un simple mâle, commenta Briza, de toute évidence écœurée, en s’éloignant de l’idole et de l’enfant posé sur son dos.

— Nous ferons mieux la prochaine fois ! gloussa Matrone Malice, bien qu’elle ne pût être assurée d’une prochaine fois.

Elle approchait de la fin de son cinquième siècle, et les drows, même jeunes, engendraient peu. À la naissance de Briza, Malice était une jeune mère de cent ans mais, au cours des quatre siècles suivants, elle n’avait eu que cinq autres enfants. Ce bébé, Drizzt, constituait en fait une surprise, et elle ne s’attendait guère à concevoir encore après lui.

— Assez de ces considérations, chuchota Malice à part elle, épuisée. J’aurai tout le temps pour ça…

Elle se laissa aller sur son siège et sombra dans des rêves volatils mais vicieusement agréables de pouvoir toujours croissant.

 

**

 

Zaknafein avançait à l’intérieur du pilier central du domaine DeVir, capuche à la main, fouet et épée bien assurés à la ceinture. La rumeur d’un combat se faisait encore entendre de temps en temps, mais ne durait pas. La Maison Do’Urden avait vaincu : la Dixième Maison avait pris la Quatrième, il ne restait plus qu’à éliminer les témoins et les preuves. Un groupe de prêtresses de moindre rang avançait ; elles soignaient les Do’Urden blessés et réanimaient les cadavres de ceux pour qui elles ne pouvaient plus rien afin qu’ils évacuent tous seuls la scène du crime. Une fois de retour au domaine Do’Urden, les corps récupérables subiraient une résurrection et on les remettrait au travail.

Zak se détourna avec un frisson bien visible des prêtresses qui allaient de salle en salle, laissant derrière elles une quantité de plus en plus importante de morts-vivants.

Le maître d’armes n’appréciait pas le travail de ces femmes, mais le groupe suivant faisait pire encore : deux prêtresses de la Maison Do’Urden guidaient une petite troupe de soldats dans le domaine et jetaient des sorts de détection pour repérer les endroits où pouvaient se cacher des survivants de la Maison DeVir. L’une d’elles s’arrêta dans la grande salle à quelques pas de Zak, les yeux absents, concentrée sur les sensations créées par son sort. Elle tendit les mains, formant de ses bras une espèce de baguette de divination macabre destinée à repérer la chair drow.

— Là-dedans ! s’écria-t-elle en désignant un panneau au pied du mur.

Les soldats bondirent comme une meute de loups affamés et arrachèrent la porte secrète. À l’intérieur de la pièce dissimulée se blottissaient les enfants de la Maison DeVir. Il s’agissait de nobles, non de drows du commun. Il était hors de question de les laisser vivre.

Zak hâta le pas pour laisser la scène derrière lui, mais entendit clairement les cris impuissants des enfants que les soldats Do’Urden prenaient plaisir à achever. Il se mit à courir. Au détour d’un couloir, il faillit se heurter à Dinin et Rizzen.

— Nalfein est mort, lui annonça Rizzen sans marque d’émotion.

Zak jeta aussitôt un regard soupçonneux sur le fils Do’Urden.

— J’ai tué le soldat DeVir qui a commis cet acte, lui assura Dinin sans se donner la peine de cacher un sourire arrogant.

Le maître d’armes vivait depuis près de quatre siècles dans la société drow, et il n’ignorait rien des méthodes de ce peuple d’ambitieux. Les deux frères étaient restés derrière les lignes, avec en permanence une troupe de soldats Do’Urden entre l’ennemi et eux. Quand ils avaient enfin eu l’occasion de rencontrer un drow qui n’appartenait pas à la Maison Do’Urden, la plupart des soldats survivants de la Maison DeVir avaient déjà changé d’allégeance ! Zak doutait que les deux frères Do’Urden, cette nuit, aient même seulement assisté à un combat.

— La description du carnage dans la salle de prières s’est répandue dans les rangs, déclara Rizzen. Vous avez œuvré aussi excellemment que d’habitude, ainsi que nous nous y attendions tous.

Zak jeta au consort un regard de mépris et passa son chemin. Il sortit par la porte principale du bâtiment et, traversant l’anneau de silence et d’obscurité magiques, retrouva l’aube sombre de Menzoberranzan. Rizzen n’était que le partenaire sexuel actuel de Matrone Malice, rien de plus. Nombre de mâles l’avaient précédé dans ce rôle. Quand Malice se lasserait de lui, elle le reléguerait dans les rangs de la soldatesque commune et lui retirerait son nom de Do’Urden avec tous les avantages associés, ou bien elle l’éliminerait. Zak ne lui devait aucun respect particulier.

Il s’éloigna de la barrière de thallophytes jusqu’au point de vue le plus élevé qu’il pût trouver, puis s’écroula. Un peu plus tard, encore sous le choc, il observa la procession de l’armée Do’Urden : le consort et son fils, les soldats et les prêtresses, suivis de deux douzaines de morts-vivants drows peu alertes, retournaient chez eux. Ils avaient perdu et laissé derrière eux la quasi-totalité de leur chair à canon, pourtant les rangs qui s’éloignaient des ruines de la Maison DeVir étaient plus fournis que ceux arrivés plus tôt dans la nuit. Ils avaient remplacé leurs esclaves tués par deux fois plus d’esclaves capturés sur le domaine DeVir, et une cinquantaine au moins de la soldatesque commune des DeVir, dans une manifestation de « loyauté » typiquement drow, avait volontairement rejoint les rangs des assaillants. Ces traîtres seraient interrogés – un interrogatoire magique – par les prêtresses Do’Urden afin de s’assurer de leur sincérité.

Ils passeraient tous cette épreuve, Zak n’en doutait pas. La priorité pour les elfes noirs était la survie et non la fidélité aux principes. On donnerait de nouvelles identités à ces soldats et on les enfermerait pendant quelques mois à l’intérieur du domaine Do’Urden, le temps que la chute de la Maison DeVir devienne un vieux conte sans intérêt.

Le maître d’armes ne les suivit pas tout de suite. Il s’éloigna au milieu des thallophytes géants jusqu’à trouver un creux bien caché ; là, il s’allongea sur le sol moussu et leva le regard vers l’éternelle noirceur de la voûte de la caverne, noirceur à l’image de son existence.

La prudence lui imposait le silence : il était entré en ennemi dans la partie la plus puissante de la vaste cité. Il pensa aux témoins possibles de ses paroles, les mêmes elfes noirs qui avaient assisté à la chute de la Maison DeVir et en avaient pleinement apprécié le spectacle. Mais, confronté aux événements de la nuit, à ce carnage, Zak ne pouvait contenir ses émotions. Ses plaintes sortirent de lui comme une supplication faite à un dieu bien au-delà de son expérience.

— Quel est donc ce monde où je vis ? Dans quel sombre tumulte mon âme a-t-elle choisi son corps ? chuchota l’opposant furieux qui avait toujours fait partie de son être. À la lumière, je vois ma peau noire ; dans l’obscurité elle luit blanche de la chaleur furieuse que je ne puis chasser !

« Si seulement j’avais le courage de partir, de quitter ce lieu ou cette vie, ou bien de me dresser ouvertement contre le mal qui sous-tend leur monde, celui des miens. De rechercher une existence qui ne soit plus la négation de ce en quoi je crois, de ce qu’en conscience je tiens pour vrai !

« On m’appelle Zaknafein Do’Urden, pourtant drow je ne suis pas, ni par choix ni par action. Qu’ils découvrent alors qui je suis ! Qu’ils fassent pleuvoir leur rage sur ces pauvres épaules déjà courbées sous le désespoir de Menzoberranzan.

Sans se soucier des conséquences, le maître d’armes se releva d’un bond.

— Menzoberranzan, quel enfer es-tu donc ? hurla-t-il.

Un peu plus tard, sans qu’aucune réponse soit venue en écho depuis la cité silencieuse, Zak chassa par quelques étirements de ses muscles las ce qu’il restait du sort glacial de Briza. Il puisait un peu de réconfort au contact du fouet avec lequel il avait arraché la langue d’une Mère Matrone.

Terre Natale
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